Gregory O'Brien, Un après-midi avec Janet Frame (Auckland, avril 1987)

traduit de l'anglais (NZ) par Pierre Furlan - photographie : Robert Cross

«Un rêve codé.» C’est ainsi que Janet Frame a décrit Les Carpates à Tim Curnow, son agent littéraire, alors qu’elle était sur le point d’achever ce livre en octobre 1987[1]. Sans doute ne voulait-elle pas qu’il entretienne des espérances commerciales trop élevées. Il s’agit en effet d’un roman peu orthodoxe qui demanderait quelques efforts au lectorat dont la célèbre autobiographie en trois volumes de Janet Frame avait suscité l’essor dans les années 1980. Codé et onirique, comme tous les romans de Janet Frame, Les Carpates est aussi pour moi une avenue qui me ramène à ma première rencontre avec Janet.

En relisant le livre, je suis les mots un à un comme un fil ou une piste qui me renvoie à cet après-midi de l’automne 1987 où je me suis retrouvé sur le seuil de sa porte avec ses amis, le romancier C.K. Stead (Karl) et sa femme Kay. Janet arrivait au terme de son temps de résidence au Centre Frank Sargeson, lieu récemment rénové, situé dans le parc Albert d’Auckland et créé en hommage à l’un des nouvellistes pionniers de Nouvelle-Zélande, Frank Sargeson (1903-82), qui en outre avait été un mentor d’importance cruciale pour Janet Frame.

Janet était alors lancée dans le premier jet d’un roman encore sans titre qui deviendrait Les Carpates. Elle nous a dit qu’elle se couchait le soir « enveloppée » par ce livre et qu’elle était réveillée toutes les heures par le flux incessant d’idées et de mots. Sans révéler grand-chose du roman lui-même, Janet nous a aussi expliqué de manière assez détaillée qu’elle divisait chaque jour de travail en deux journées distinctes : une journée de travail le matin, puis, après une sieste autour de midi, une autre journée d’écriture en fin d’après-midi et le soir. « Pour Janet Frame, chaque jour égale deux jours, chaque semaine égale deux semaines », ai-je alors noté. « Chaque mois égale deux mois, chaque année égale deux ans[2]. » Elle a laissé entendre que le roman garderait sans doute l’empreinte de cette manière peu orthodoxe de répartir le sommeil et l’éveil. Plus spécialement, elle se sentait préoccupée par « la présence et la non-présence » des personnages dans « leur livre ». Elle s’inquiétait à l’idée que les personnages puissent monter faire une sieste à la place de leur autrice pendant le processus d’écriture, sortir de l’intrigue en plein flot narratif et la laisser continuer quand même, la laisser écrire en leur absence.

Ma première rencontre avec Janet Frame est due à deux choses. D’abord, je travaillais à une commande pour un livre d’entretiens avec des écrivains néo-zélandais – le genre d’ouvrage dans lequel elle refusait habituellement de figurer. Cependant, comme je m’étais placé sous l’aile protectrice de Karl et Kay Stead qu’elle considérait comme des membres de sa famille, elle m’a accepté en tant que membre mineur et plus jeune de sa famille littéraire adoptive. Ensuite, ce qui plaidait pour moi, c’était que je venais, à l’âge de 25 ans, de publier mon premier recueil de poèmes : Location of the Least Person. Et Karl en avait donné un exemplaire à Janet en prévision de notre rencontre. Je me souviens que Karl a employé le terme de « surréalisme » à propos de ma poésie, et que pendant l’après-midi nous avons abordé le sujet. C’était un terme qui refaisait surface de temps à autre, d’habitude de manière négative, dans des articles locaux sur la prose de Janet. (C’est aussi une étiquette qui, plus tard, serait collée au livre Les Carpates.) Rétrospectivement, je crois que Janet avait plutôt de la sympathie pour le surréalisme, non pas en raison de ses manifestes ou de son côté club d’initiés, mais à cause de ses extravagances et de son mépris des conventions. Et, chose encore plus importante : non seulement la façon dont le surréalisme mélangeait le rêve et la vie éveillée lui plaisait, mais cela correspondait aussi à sa nature. Par conséquent, le surréalisme a reçu une note favorable, même si je  me rappelle de paroles signifiant que sa validité ou son intérêt dépendaient plus de ce qu’on en fait soi-même que de ce qu’il a représenté dans le passé[3]. Le faible intérêt que Janet a manifesté pour mon catholicisme non-conformiste relève d’une même attitude qui semble dire : Oui, mais qu’allez-vous en faire ? Tout dépend de là où vous comptez le mener. Rien n’est jamais acquis. Bien qu’elle n’ait pas été manifestement croyante, Janet pensait que l’artiste était capable « de conférer au monde profane un sens religieux sans recourir à la transcendance », comme l’a noté le critique Mark Williams peu après la publication des Carpates. Pointant la théologie profane nichée au cœur de la fiction de Frame, Williams concluait : « C’est le monde même qui est le sujet de l’émerveillement, et ce qui peut arriver de mieux à l’esprit est de se savoir mortel avec une intensité toute religieuse[4]. »

Quand nous lui avons rendu visite – elle était alors en résidence depuis presque deux mois –, Janet venait de faire une avancée solide et inattendue dans son nouveau livre. (Reconnaissante d’avoir pu profiter de cette résidence, elle devait dédier plus tard Les Carpates à tous les écrivains qui lui succèderaient au centre Frank Sargeson.) Comme c’était quelqu’un qui encombrait d’objets ses lieux de vie habituels, elle s’estima libérée par l’absence d’objets personnels. Elle se félicita aussi de ne pas avoir de voisins intrusifs ou de personnes qui viendraient frapper à sa porte (même si elle fit entrer quelques-uns de ces derniers dans les pages de son livre en cours), sans parler de chiens qui glapissent, de tondeuses et d’appareils électriques défectueux.

Le nombre relativement restreint de livres sur les étagères était un avantage de plus. La plupart d’entre eux avaient appartenu à Frank Sargeson et, si je me rappelle bien, avaient été pris dans les étagères surchargées de sa demeure de Takapuna, laquelle était en passe d’être transformée en maison-musée. Il était possible que Janet eût lu ces mêmes volumes trente ans auparavant quand elle avait été invitée par Sargeson à habiter chez lui – à peu près à l’époque où elle écrivait Les Hiboux pleurent vraiment. Parmi ces livres, elle nous a dit qu’elle était en train de lire La vie des poètes anglais par Samuel Johnson. L’exemplaire relié et écorné était posé sur la table basse à côté d’une biographie de Walter Scott. Ce qu’elle préférait lire, dit-elle, c’était de la non-fiction et de la poésie. En tant que romancière, elle trouvait des inspirations littéraires hors des romans. La poésie suggérait de la musique, des images et l’emploi de métaphores, tandis que la non-fiction suggérait, jusqu’à un certain point, de la « réalité ». La raison principale pour laquelle elle lisait, déclara-t-elle, c’était pour se « renseigner ». Et elle ajouta : « C’est un trait classique des Néo-Zélandais. » On peut retrouver dans les pages des Carpates la trace de ses lectures, d’ailleurs assez critiques, de brochures de voyage, de publicités immobilières, de numéros de Scientific American et d’autres matériaux de culture populaire.

Dans les romans de Janet, l’intrigue semble fréquemment être un accessoire plus qu’une force qui dirige le livre. Sa façon d’utiliser la langue peut aussi souvent dérégler ou court-circuiter la narration que la colorer ou l’améliorer. Dix ans avant notre visite, Karl Stead avait noté à quel point l’écriture de Janet traversait les genres, et il avait estimé que son roman Living in the Maniototo (1978) était une « fiction postmoderniste » plutôt qu’un roman dans le sens courant du terme. À cela, il ajoutait une mise en garde : Janet aurait évité cette façon de théoriser ou de vouloir donner des définitions. « Elle procède par instinct, et ce qu’elle propose est un genre mixte[5]. » Janet était d’avis que tout ce qu’elle écrivait était une recherche, exploratoire dans son essence. Comme je l’ai noté dans un compte rendu antérieur de ma première rencontre avec elle :

Dès sa jeunesse, elle aspirait à devenir poète et elle avoue qu’elle désire encore écrire « un bon poème ». Elle déclare avec un peu d’hésitation que c’est la plus haute forme d’écriture. Elle ne donne à aucun de ses livres le nom de « roman » et ne qualifie pas non plus ses poèmes de « poésie ». Ce sont tous des explorations. Un jour j’espère écrire un roman. Un jour, j’aimerais écrire un poème[6]

Quelques jours avant notre visite, elle avait reçu la productrice de films Bridgit Ilkin qui travaillait à Un Ange à ma table, l’adaptation de l’autobiographie de Janet. Alors que le film était en pré-production et que Jane Campion le réalisait, Janet profitait d’un contact modéré avec quelques membres de l’équipe de production. Le fait d’être reléguée au rôle d’observatrice curieuse ou de spectatrice à l’égard de sa propre vie lui plaisait. Alors qu’en règle générale elle prenait grand soin d’éviter d’être sur le devant de la scène, elle fut photographiée l’année suivante avec les trois comédiennes qui, dans le film, la représentaient à des âges divers. Elle était fière de la photo, elle était contente qu’on s’en serve pour faire de la publicité au film et elle la laissa reproduire dans la biographie que Michael King fit paraître en 2000. Dans la disposition très « framesque » de ce portrait de groupe, j’imagine Janet en train de penser aux trois comédiennes comme à des leurres, des remplaçantes ou des projections d’elle-même, ce qui permet à l’autrice de s’éclipser à la première occasion, en fait à n’importe quel moment.

Jusqu’à un certain point, Les Carpates a été écrit dans l’ombre des ouvrages autobiographiques et du film à paraître. C’était une façon de réaffirmer son indépendance et son élan imaginatif. Roman sans compromis, tour à tour extravagant et austère, il commence par le récit relativement simple d’une narratrice assez semblable à Frame qui vient de New York en Nouvelle-Zélande. À la fin du livre, cependant, l’autrice-narratrice semble, à la manière des quatre Janet de la photo, s’être fragmentée en un certain nombre de personnages pris dans un puzzle ou un jeu métaphysique.

À un certain moment de notre paisible après-midi à la résidence, Karl a suggéré que nous allumions la télévision pour vérifier le score d’un match de cricket en cours. Quand nous lui avons demandé si le cricket l’intéressait, Janet a répondu qu’en tant qu’écrivaine tout l’intéressait. C’était un prérequis. Il faut qu’on s’intéresse à tout ce qui intéresse nos personnages. Sinon, comment pourront-ils, eux, s’y intéresser ? Dans la même veine, elle a fait remarquer avec bonne humeur qu’elle n’était pas jardinière même si un nombre dangereusement élevé de ses lecteurs la prenaient pour telle. Peut-être était-ce le prix à payer pour avoir inventé un titre tel que Jardins parfumés pour aveugles. Elle avait vécu un temps dans la rue des Dahlias, à Palmerston North. Était-ce peut-être là, demanda-t-elle en souriant, une raison de plus pour qu’elle soit experte en fleurs ?

Il avait dû lui venir à l’esprit que la profusion de fleurs, d’arbustes et d’autres formes de végétation dans le roman qu’elle était en train d’écrire allait encore aggraver ce malentendu. L’action se déroule à Puamahara (mot maori pour « Fleur du souvenir ») dans une plaine verdoyante, et la botanique prend une place importante dans le livre, comme l’a souligné Michael King en relevant, dans sa biographie de Janet Frame, que le titre pour « Les Carpates » avait d’abord été « Les Intendants de l’ancien printemps » et que Frame avait également envisagé « Le Verger de Puamahara » et « La Fleur du souvenir ».

On a beaucoup glosé sur la capacité que montre Janet Frame à se révéler (ou à faire habilement comme si) dans ses premiers romans et ses ouvrages autobiographiques qui sont d’un caractère intime désarmant et, par endroits, s’apparentent douloureusement à une confession. Mais, au lieu d’être une arène pour ce genre d’auto-exposition et de confession, Les Carpates est devenu un endroit où Janet Frame pouvait se cacher. Sa structure alvéolaire se reflète dans son lieu central, la ville de Puamahara, et la disposition de ses rues, de ses allées et ses jardins, ainsi que ses camions, ses voitures et toutes sortes de magasins : « Computer City, Bathroom City, Furniture City… » Pourtant, la grille que  dessine la ville et les vies ordonnées qu’elle enclôt avec tant de netteté ne sont que des leurres. Le chaos – encore un des thèmes de Janet – est la présence intérieure principale. Comme dans tous les romans de Janet, les choses – et avec elles les mots qui désignent ces choses – vont se désintégrer.

Depuis le parc Albert d’Auckland jusqu’à Baltimore, Menton, Londres, San Francisco et ailleurs, avec un bon nombre de petites villes néo-zélandaises en chemin, les déménagements, les escales et les séjours temporaires ont marqué  la maturité de la vie et de l’œuvre de Janet Frame. L’inconnu et le temporaire lui allaient bien, comme le montre le fait d’avoir réalisé le premier jet des Carpates lors de sa résidence de neuf semaines à Auckland. (Deux autres versions du roman ont été dactylographiées plus tard en 1987 avant l’envoi final au relecteur-correcteur Michael Gifkins qui m’a dit n’être intervenu sur le texte que « d’une main légère ».) Dans l’esprit de Janet, s’enraciner quelque part n’était pas une précondition pour écrire et n’avait pratiquement aucune utilité. Peu après la parution des Carpates, Mark Williams a observé que le travail de Frame s’opposait à la tendance habituelle des écrivains à construire un sentiment d’appartenance et de chez-soi[7]. On pourrait presque dire qu’elle proposait un état de « non-appartenance » comme but ou comme résultat souhaitable. Dans une lettre qu’elle m’a adressée en 1994, elle soulignait son besoin de partir d’un endroit et puis d’écrire sur ce lieu de façon rétrospective. Il fallait que la réalité soit d’abord confiée à la mémoire par un mouvement dans l’espace et dans le temps – c’était alors que l’imagination pouvait être amenée à agir. Elle a mentionné qu’elle vivait dans la province de Taranaki (île du Nord) à l’époque où elle écrivait Living in the Maniototo qui se déroule à Baltimore et dans l’île du Sud. Pour travailler sur Les Carpates, elle a quitté sa maison de la ville de Levin (pas très éloignée des monts Tararua, ces substituts de Carpates) qui sert manifestement de cadre au livre, et elle est allée travailler dans la résidence pour écrivains d’Auckland. « L’absence, disait-elle, est pour moi la première nécessité pour une présence. »

Pour ses lecteurs autant que pour ses personnages, Les Carpates est une avenue que l’on suit. Tout près de cette grande voie, j’imagine un patchwork de rues et de venelles – les autres livres ou « explorations » de Janet Frame – qui lui sont parallèles ou la traversent. De même que le souvenir d’un après-midi formateur s’imbrique dans le tissu d’une vie – en l’occurrence celle d’un jeune écrivain, la mienne –, le dernier roman de Janet Frame devient partie intégrante de cette subdivision, de ce travail d’une vie : une réalité dans laquelle « l’ici et maintenant » est sans cesse rattrapé par le « là-bas et jadis ». Le passé, fleur géante, fleurit dans le présent.

 

[1] Tim Curnow, cité par Michael King, Wrestling with the Angel; a life of Janet Frame, Auckland: Viking 2000, p. 483.

[2] ‘Drinking tea because of you’, contribution de Gregory O’Brien à The Inward Sun; Celebrating the Life and Work of Janet Frame, ed. Elizabeth Alley, Wellington: Daphne Brasell Associates 1994, p. 80.

[3] Ses conversations avec moi en tant qu’écrivain débutant forment la base de deux essais publiés dans Europe, revue littéraire mensuelle, No.931-932, Nov.-Déc. 2006.

[4] Mark Williams, Leaving the Highway; Six Contemporary New Zealand Novelists, Auckland: Auckland University Press 1990, p. 54.

[5] C. K. Stead, Kin of Place; Essays on 20 New Zealand Writers, Auckland: Auckland University Press 2002, p. 263.

[6] Gregory O’Brien and Robert Cross, Moments of Invention; Profiles of 21 New Zealand Writers, Auckland: Heinemann Reed 1988, p. 143.

[7] Cf. Mark Williams, “Janet Frame’s Suburban Gothic”, dans Leaving the Highway, ibid. pp. 30-57.